Le Sénégal confronté à la faillite des modèles économiques ?

Depuis la fin de l’année 2023, le Sénégal parait découvrir que l’émergence promise était minée de l’intérieur. En particulier les déficits des finances publiques s’avèrent avoir été sous-estimés et l’addition énergétique, écologique, sociale et économique va être lourde. Le précédent régime a complètement adhéré à un partenariat idéologique et politique avec Washington et Paris tandis que le PASTEF peine encore à sortir d’un libéral-nationalisme aux contours mal définis. Les sonnettes d’alarmes avaient été tirées et on est à présent rentré dans un psychodrame policier qui masque peut-être la gravité des options à prendre.

Hold up numérique

Dans la nuit du 3 mars, les malfaiteurs ont pénétré dans les locaux de la Direction de l’informatique du Trésor public à Dakar. Ce n’était pas un braquage crapuleux car aucune quantité importante de monnaie fiduciaire ne se trouve ni dans ce service ni dans cet immeuble. Il s’agissait plutôt d’une opération de spécialistes avec des méthodes proches des services de police secrète, ce qu’on appelait jadis en France, les plombiers. Dans tous les cas, le raid sur les données contenues dans trois bureaux, dont les trois ordinateurs ont été volés, a été exécuté avec des complicités internes. Parmi les bureaux ciblés, celui du chef de la Division informatique financière a suscité beaucoup d’intérêt car son occupant était décédé quelques jours plus tôt. Quant aux autres bureaux, l’un était dédié à l’« Exploitation et administration de bases de données », tandis que l’autre abritait un ordinateur directement connecté au serveur central du Trésor public.

Dakar sur la presqu’ile du Cap Vert

Ce vol d’informations et de données hautement confidentielles relatives aux finances publiques éclaire le psychodrame politique et budgétaire que traverse le Sénégal depuis que le rapport de la Cour des comptes a rétabli la vérité sur les niveaux élevés de déficit et de dette publics. Ainsi a été mise en lumière la crise financière grave à laquelle doit faire face l’État nouveau du PASTEF.

Le consensus de Wall Street

Demeure un double sujet de questionnement, l’aveuglement du FMI et le silence initial des nouveaux dirigeants devant la situation catastrophique des finances publiques qu’a laissé le tandem Macron-Macky Sall. Les deux présidents étaient très proches politiquement et doctrinalement, la direction du Trésor français fait des notes trimestrielles sur le Sénégal des finances publiques et l’agence de l’AFD à Dakar est le navire amiral du dispositif postcolonial de prêts publics français à l’Afrique. Tout était réuni pour que l’information économique et financière remonte à Paris et soit communiquée à l’ami au pouvoir à Dakar.

Dans Mondafrique (Le Sénégal découvre un nouveau modèle économique – 11 avril 2024) je reprenais l’analyse sans fards de deux grands économistes, Daniela Gabor et Ndongo Samba Sylla, mettant en relation le consensus de Wall Street et le Sénégal. « Le PASTEF doit faire face à une dette considérable en dollars US du fait du financement des grands travaux commencés par Wade et poursuivis par Macky Sall, lui-même encouragé par la doctrine Macron. Le Président français ignore la pauvreté et l’inégalité du rapport Nord-Sud. Il préfère appeler l’UE et les banques multilatérales de développement à aider les pays émergents (dont le Sénégal serait l’exemple démocratique et libéral) dans leurs transitions, en « accélérant le financement des énergies renouvelables mais aussi de l’énergie nucléaire, dont le rôle est clé ».

Photo: Ndongo Samba Sylla.

De cette stratégie française et capitaliste, Daniela Gabor 1 et Ndongo Samba Sylla 2 ont illustré les effets négatifs dans le Grand Continent (24 décembre 2020) : « Prenons l’autoroute à péage entre Dakar, la capitale du Sénégal, et le nouvel aéroport (également financé par un partenariat public-privé). Sa gestion a été attribuée dans le cadre d’un contrat de partenariat public-privé de trente ans au groupe français Eiffage. Le gouvernement sénégalais a emprunté environ 137 millions d’euros directement à la Banque africaine de développement (BAD) et à la France (via l’Agence française de développement) pour fournir la subvention à l’investissement à Eiffage et pour financer la restructuration des zones urbaines concernées et le déplacement des habitants. »

Comptes publics et erreurs

Quand la cour des comptes a mis en évidence le pot aux roses, à la fin de l’année 2024, elle n’a fait qu’officialiser ce que tout le monde était supposé savoir, à commencer par le FMI qui est un abonné des missions à Dakar depuis 1977… Mais malgré les analyses de viabilité de la dette (AVD), une obligation conjointe de l’État du Sénégal et du FMI, aucune divulgation de scénarios alarmants n’a été effectuée. Pire le FMI voudrait faire passer son silence coupable comme une simple erreur du régime de Macky Sall qui lui convenait parfaitement.

Ainsi « le Fonds monétaire international (FMI) a annoncé qu’il travaillait en étroite collaboration avec le Sénégal pour corriger des inexactitudes dans la déclaration de la dette publique, héritées de l’ancien gouvernement ». « Cette rectification est un préalable indispensable à toute discussion sur un éventuel programme d’aide financière. » On est au FMI dans la post-vérité quand on qualifie d’inexactitudes ce qui ressemble davantage à de la fraude et à de la dissimulation d’opérations de détournement et de corruption. Julie Kozack, porte-parole du FMI, a insisté « sur la nécessité pour le Sénégal de régulariser ces erreurs car une-récente analyse des finances publiques du pays a en effet révélé que les principaux indicateurs, notamment le niveau de la dette et du déficit, avaient été sous-évalués de manière significative. » C’est extraordinaire, car c’est le travail des départements techniques et géographiques du FMI de tenir à jour tous ces indicateurs qui conditionnent le remboursement des facilités du FMI et des autres créanciers du Sénégal. Mais le FMI restera indulgent. Et Madame Kozack a tenu à rassurer en précisant que « le FMI ne prévoyait pas de sanctions à l’encontre du Sénégal pour ces erreurs de déclaration. L’institution s’attache plutôt à accompagner le gouvernement dans ses efforts pour rétablir la transparence et assurer la soutenabilité de la dette publique. »

Avec le vol des données du Trésor public sénégalais, le FMI voit disparaitre les preuves qui auraient pu l’accabler ou du moins démontrer sa cécité organisée. Exclure les sanctions pour le Sénégal, c’est beaucoup de longanimité de la part de l’institution de Bretton Woods qui ne nous a pas habitué à ce langage lénifiant avec des partenaires comme le Mali et le Niger. Mais la communauté internationale craint la réaction du gouvernement sénégalais qui a déjà demandé à Rabat que Macky Sall quitte son somptueux Riyad de Marrakech pour revenir s’expliquer devant le juges à Dakar.

Ressentiments et dissensions

A Paris, le ministre des Finances et du Budget, Cheikh Diba, qui était venu en pleine période des vœux, le jeudi 9 janvier à Paris, s’est heurté au refus de son homologue français de lui accorder une aide budgétaire. Diba a été mis à ce poste car il est un des moins souverainistes de la nouvelle équipe au pouvoir.

Le président français est rancunier. Il ne digère pas le retrait total des troupes françaises d’ici à fin 2025, la remise en question du franc CFA et la volonté de renégocier les contrats sur les ressources naturelles. Ce n’est pas une France exsangue qui viendra soulager le Sénégal du changement.

Le duo Faye-Sonko qui avait fait de la rupture avec la France un étendard politique doit faire face à une dette écrasante, mais aussi accélérer la diversification de son économie et restaurer la confiance des investisseurs. Les modérés du PASTEF et de l’ensemble de la classe politique sénégalaise déplore davantage les positions radicales des souverainistes que le manque d’intégrité de la gestion des 10 ans de pouvoir total de Macky Sall. Ce dernier garde la confiance de nombreux investisseurs étrangers et du poids d’alliés importants dans le monde politique et des affaires au Maroc et en France.

Les présidents Macron et Sall

Les « durs » en faveur de la rupture avec le consensus de Wall Street imputent pour leur part l’échec structurel des nouveaux dirigeants à leur hésitation à franchir le pas de l’indépendance monétaire et économique. Ndongo Samba Sylla revient à la charge : « Les gouvernements qui disposent de leur propre monnaie n’ont aucune contrainte intrinsèque pour financer eux-mêmes – c’est-à-dire sans dépendre des impôts et sans passer par les marchés financiers – toute dépense ayant vocation à mettre en œuvre des projets basés sur des ressources humaines et matérielles disponibles ou pouvant être développées au plan national. Aucun État émetteur de monnaie ne peut manquer de sa monnaie. Tout ce qui est achetable dans la monnaie de l’État peut être financé dans la monnaie de l’État. Il n’existe de contrainte financière a priori que pour ce que l’on n’est pas capable de faire soi-même. »

La Nouvelle Théorie Monétaire (NTM)  (https://www.financialafrik.com/2021/05/17/debat-la-theorie-monetaire-moderne-tmm-est-elle-la-panacee-pour-lafrique/), venue des Etats-Unis, inspire le propos de ceux qui s’insurgent devant l’impasse politique et la crise budgétaire auxquelles doit faire face le PASTEF. Aussi séduisante que soit la NTM elle butte sur l’accès aux devises fortes, dont le dollar, qui n’est pas possible sans l’endettement et le système financier international. Les critiques de l’UEMOA et de l’attentisme du couple exécutif font semblant de croire à leurs thèses mais parviennent à doubler le gangstérisme de ceux qui ne veulent pas de dissémination des données de la dette d’un psychodrame de la rupture du modèle de dépendance aux règles de la BCEAO.

Olivier Vallée, le 11/03/2025,
Responsable du Comité Scientifique,
Alliance Panafricaine pour la Citoyenneté (APC)

1 Daniela Gabor, PhD Banking and Finance, University of Stirling. Professor at University of the West of England, Bristol, United Kingdom
2 Dr. Ndongo Samba Sylla is a development economist and a program and research manager at the West Africa office of the Rosa Luxemburg Foundation, Dakar. He is author of the Fair Trade Scandal: Marketing Poverty to Benefit the Rich (2014), and has co-authored the forthcoming “Africa’s Last Colonial Currency: the CFA franc story” with Fanny Pigeaud.