La force conjointe de l’AES et ses défis sécuritaires multiples

Au début de l’année 2025, l’Alliance des États du Sahel (AES), fondée en septembre 2023, passe à un pallier supérieur de sa confédération en décidant de mobiliser une force militaire commune multi-armes et partageant le renseignement. La croissance des actions de sabotage et de destruction par différents groupes armés non-étatiques (GANE) ainsi que l’interférence dans la guerre sahélienne de pays non africains, dont l’Ukraine, explique cette réponse collective. Cependant d’autres points sont également à prendre en compte pour mesurer l’urgence de cette option.

La notion de sécurité partagée

Le projet d’une force militaire pluriétatique était en gestation dès la création de l’AES. Le Mali, le Niger et le Burkina Faso avaient annoncé le mercredi 6 mars 2024 la création d’une force militaire conjointe pour lutter contre l’insécurité à laquelle sont confrontés les trois pays depuis plusieurs années. C’était lors d’une réunion à Niamey où le Général Moussa Salaou Barmou, chef d’État-major nigérien des armées déclarait : « la force conjointe des trois pays qui composent l’Alliance des États du Sahel (AES) sera opérationnelle dans les plus brefs délais pour prendre en compte les défis sécuritaires ». Les trois pays, dirigés par des militaires arrivés aux commandes à la suite des coups d’État, entendaient, par cette force conjointe «créer des conditions d’une sécurité partagée», selon le communiqué qui avait sanctionné la réunion à laquelle ont aussi participé les chefs d’État-major du Mali et du Burkina Faso.

Le 21 janvier 2025, le général Salifou Modi, ministre de la Défense nationale du Niger, annonce la mise en place de cette force dédiée conjointe de 5 000 hommes. « Nous sommes dans le même espace, nous faisons face aux mêmes menaces », a rappelé Salifou Modi, pour qui « mutualiser nos efforts était une nécessité » face à des groupes très mobiles, qui mènent des attaques depuis la « zone des trois frontières », un espace commun aux trois États, sans limite précise.

Source : Actu Niger

Le général nigérien estimait que cette unité pourrait être opérationnelle « dans quelques semaines ». «Les forces militaires ne sont pas en position de force, elles ont donc besoin de mutualiser », pointe André Bourgeot, anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste du Sahel. Il ajoute « 5 000 hommes, ce n’est pas énorme » oubliant que le G5 Sahel visait cet effectif et n’y est jamais parvenu.

La création de la force opérationnelle de l’AES intervient après une décennie de troubles croissants au Sahel, alimentés par les conséquences de l’intervention menée par l’OTAN en Libye en 2011. L’instabilité qui en résulta a conduit à un trafic d’armes endémique et à la montée de groupes armés liés à Al-Qaïda et à l’État islamique. Le Sahel représente 43 % des morts causées par ces mouvements djihadistes globaux dans le monde, soit plus que l’Asie du Sud, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord réunis. Les opérations anti-insurrectionnelles de l’AES se sont d’abord concentrées sur la région du Liptako-Gourma, la vaste et poreuse zone frontalière où se rencontrent les trois États, une zone frontalière connue pour son instabilité. 

Il faut souligner, dans l’élaboration d’un instrument militaire de l’AES, le rôle moteur du ministre Modi du Niger. La question ne relève pas directement du niveau présidentiel dans l’AES et parait s’inscrire dans une démarche pragmatique. Le ministre de la défense de Niamey a plus d’expérience que ses pairs des autres pays de l’AES et n’est pas considéré comme le chantre sans réserves de Moscou. Il conserve des relations correctes avec certains pays européens dont l’Allemagne. Le lancement en 2025 de la force conjointe n’est pas une aventure souverainiste, comme on le présente à Abidjan, mais une tentative de penser une architecture de défense après l’échec de l’OTAN et de l’Union européenne au Sahel.

La défaillance de l’Occident

La confédération de l’AES est présentée en Occident comme l’alliance de juntes qui ont choisi de se séparer de la coalition occidentale en raison de leurs options anti-démocratiques. Le départ des contingents étrangers du Sahel et de la mission des Nations-Unies au Mali a concrétisé la divergence sur les conceptions sécuritaires entre le Soudan central et la coalition molle de l’Occident contre un terrorisme globalisé d’une manière abstraite. De plus, les populations africaines ne voulaient plus de la présence de militaires étrangers et surtout des Français. Les armés nationales, du Mali au Niger, ont constaté également que le dispositif de lutte anti-terroriste des Américains, pourtant présents depuis une décennie au Sahel, a échoué. La mort de quatre soldats des forces spéciales américaines au Niger a été attribuée à l’État islamique (ISIS). Cela a induit un mode opératoire américain caractérisé par le repli sur les bases aériennes au Niger et une focalisation sur la dénonciation de l’État islamique comme responsable central du désordre sahélien. 

Avec du recul, le renforcement des capacités nationales de défense, tant par les Américains que par la France, a été désordonné, sporadique et insuffisant. Au service de l’occupation militaire étrangère au Sahel, une cohorte de chercheurs civils et militaires ont décortiqué les mouvements concurrents du Djihad sans dessiner une ligne stratégique ni accepter un début de négociation avec les GANE. En somme, comme deux observateurs chinois le notaient, la puissance majeure de l’OTAN n’a atteint aucun de ses objectifs au Sahel et n’a rien fait pour que les pays de l’AES puissent devenir autonomes en matière d’équipements comme de doctrines. Face à l’offensive sahélienne de l’Islam politique violent, accélérée par l’intervention de l’OTAN en Libye, le soutien de l’Occident aura été déficient et réticent à multilatéraliser les forces extérieures et les éléments autochtones. 

La faillite du G 5 Sahel

La France a considéré, jusqu’en 2022, qu’elle disposait du plus important contingent en Afrique avec 7 500 hommes dont la plus grande partie intervenait sur les frontières communes du Mali, du Niger et du Burkina.  Aujourd’hui, l’ancienne puissance coloniale ne dispose plus que d’une base réduite au Gabon qu’elle devra gérer avec le pays hôte. Mais la force conjointe du Sahel qui emprunte beaucoup à ce qu’escomptait le G5 Sahel, résulte aussi de son cuisant échec à être effectif. Le G 5 Sahel est une organisation créée en 2014 par la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Sans mandat de l’ONU, donc ne recevant pas du soutien financier des Nations Unies, la force conjointe du G5 Sahel, mise en place pour lutter contre les djihadistes dans la région, n’a pu mobiliser les ressources financières et humaines suffisantes pour atteindre ses objectifs et/ou les a concentré dans les mains de la France. Le tutorat international de Paris aura été de peu de poids et à terme insupportable, le Tchad refusant même d’accueillir les manifestations et les missions du G 5 Sahel. 

Mais il en faut plus pour décourager, en dépit de sa décomposition,  le G 5 Sahel, cet héritage de François Hollande. Le G5, sous la houlette de la France, entend encore en 2025 mobiliser, malgré le départ des trois États de l’AES, un projet européen de 196,4 M€ confié à Expertise France, dans le cadre de la Facilité africaine de Paix. Cet appui était destiné à la composante essentielle de la stratégie des pays du G5 Sahel dans la lutte contre le terrorisme et pour la stabilisation de la sous-région, à savoir la Force mort-née conjointe du G5 Sahel. Cette force était initialement composée de 8 bataillons (5 000 hommes), répartis sur trois « fuseaux » (Ouest, Centre et Est), qui correspondaient à des bandes de 50 km de part et d’autres des frontières communes. Les différents retraits de la Force conjointe (Mali en mai 2022, Niger et Burkina Faso en novembre 2023) ont réduit cette alliance à deux pays : la Mauritanie et le Tchad. Le projet d’appui à la FCG5 se concentre désormais sur 4 bataillons :

  • En Mauritanie, les bataillons de N’Beiket Lahouach et Bassikounou
  • Au Tchad, les bataillons de Wour et de Kouri Bougoud.

Beaucoup d’argent va arriver, en principe, vers des unités destinées à une force conjointe fantôme tandis que le front côtier semble bien désarmé et que peut-être l’Union européenne aurait pu transférer ces fonds à l’AES dans le cadre d’une nouvelle stratégie anti-groupes armées non-étatiques ?

La Côtière ?

La France est un sous-traitant des Etats-Unis dans le projet d’une Afrique de l’Ouest côtière qui installerait un cordon sanitaire pour se préserver de l’AES considérée comme le foyer du terrorisme. A cet effet, l’Académie Internationale de Lutte Contre le Terrorisme (AILCT) de Jacqueville bénéficie de la formation d’instructeurs français et de la démonstration de drones fournis par Paris. 

L’armée française, avec le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, entend apporter la contribution des armées à une nouvelle politique africaine de la France, en particulier face à l’AES. Dans ce cadre un dispositif au sommet s’est installé avec le général de corps d’armée Régis Colcombet, directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le général Allah Joseph Kouamé, directeur de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme d’Abidjan. Le binôme, comme on dit dans ce milieu, se concentre sur la coopération de sécurité et de défense avec les pays africains. Jérémie Pellet, directeur général d’Expertise France, Samuel Fringant, président-directeur général de Défense Conseil international et le général (2S) Didier Castres, président de Geos Groupe sont également associés à la réarticulation du diptyque diplomatique et militaire en Afrique.

Le drone ottoman

Le rapprochement des trois armées à travers une force commune correspond aussi à l’apparition au Soudan central de nouveaux partenaires militaires, la Chine, la Russie, la Turquie et l’Iran.  Ces nouveaux acteurs occupent le vide en matière de sécurité collective assistée au Soudan central. La Mauritanie est soupçonnée de faciliter les livraisons de drones et la formation par des experts européens en faveur des combattants du Front de Libération de l’Azawad. Les accords d’assistance militaire avec les puissances occidentales ont été abrogés et la force de l’ONU MINUSMA, créée pour lutter contre les terroristes islamistes au Mali, s’est vue obligée de se retirer en 2023.  De nouveaux processus de construction supranationale sont en cours dans l’AES et la mobilisation des citoyens est particulièrement forte au Burkina avec les volontaires pour la défense de la patrie (VDP). 

De surcroit, l’urgence des menaces et la constitution d’une ceinture côtière de l’Afrique de l’Ouest sous égide américaine ainsi que le retour d’agents français, dans le cadre de l’académie internationale de lutte contre le terrorisme et de compagnies militaires privées, pour y faire face, réclamait la professionnalisation et la coordination des unités de l’AES de contre-insurrection. Elles sont dotées à présent de renseignements satellitaires et de drones. Au sujet des drones, la Turquie est un partenaire de sécurité de premier plan pour l’AES. Tous les États membres ont recours aux drones turcs Bayraktar TB2 et ont des contacts personnels étroits dans l’industrie de défense turque (Türkiye Today, 2024; 2024a; Karr, 2024; Kohnert, 2023a; Armstrong, 2021). Des mercenaires syriens financés par la Turquie ont également commencé à opérer en 2024 pour protéger des sites économiques clés dans lesquels le gouvernement turc a des intérêts, tels que les mines.

Un paysage remanié

En 2024, on avait vu une esquisse d’opérations militaires conjointes lorsque des soldats burkinabè et nigériens ont mené des patrouilles conjointes pendant une semaine début juin pour sécuriser un tronçon de la route N3 au nord du Burkina Faso. L’AES a continué à coordonner les frappes de drones à travers les frontières des territoires de ses États membres, ce qui est monnaie courante depuis la création de l’AES (voir Karr, 2024). La Russie compte près de 2 000 soldats faisant partie du Groupe Wagner, rebaptisé « Africa Corps » en 2023, au Mali, environ 200 au Burkina Faso et au moins 100 autres au Niger (Czerep & Bryjka, 2024; Karr, 2024). Les forces russes au Mali participent à des opérations offensives, tandis que leurs contingents burkinabè et nigérien entraînent principalement les forces locales. En outre, depuis septembre 2023, de nombreuses entreprises privées et publiques russes ont signé plusieurs accords et protocoles d’accord avec les États de l’AES sur la coopération nucléaire civile, la coopération militaro-technique, l’exploitation minière des ressources naturelles, la construction de raffineries d’or et les télécommunications (Karr, 2024). La partie nigérienne a également signé un accord en mars 2024 avec une entreprise publique chinoise pour recevoir une avance de 400 millions de dollars sur sa part des futures ventes de pétrole via le nouvel oléoduc Niger-Bénin de construction chinoise, un oléoduc de pétrole brut de 1 950 km de long, reliant les champs pétrolifères proches de l’oasis d’Agadem dans le désert du Ténéré au Niger à l’océan Atlantique au port de Sèmè, à l’est de Cotonou près du poste frontière avec le Nigeria. Les attentats sur le pipeline ont fait l’objet d’une réaction spécifique des forces de défense nigériennes avec l’accord du partenaire chinois. Du tutorat occidental et de l’hégémonie française on est passé à une multiplicité d’intervenants extérieurs dans un contexte d’enjeux complexes différents.

Olivier Vallée, le 05/03/2025,
Responsable du Comité Scientifique,
Alliance Panafricaine pour la Citoyenneté (APC)