Destruction de l’APD américaine : la fin des illusions

Il y a quelques semaines l’administration Trump descendait le drapeau de l’USAID et ne gardait que 294 employés d’un effectif global de 10 000 personnes. Comme nous l’avons écrit dans Mondafrique, il s’agissait plus globalement de la suspension et ensuite de la réduction drastique des crédits budgétaires votés de l’aide publique au développement de l’Amérique.
Sommaire
A cette occasion, (voir l’article précité), je faisais le constat que cette rupture révélait trois dimensions majeures de la relation politique des Etats-Unis avec l’Afrique en matière de développement :
– L’aide publique au développement américaine était avant tout géopolitique et massive par rapport aux autres partenaires internationaux du développement.
– Cette aide s’adressait à des secteurs particulièrement sensibles comme la santé, les migrations et la paix.
– La Chine, la puissance rivale des Etats-Unis en Afrique, est plus déstabilisée que renforcée par le changement de braquet de Washington.
Avec deux mois de recul il est possible d’observer la réalité, l’impact et les options de sortie de l’impasse créée par la rectification sans états d’âme de plus de 60 ans d’assistance extérieure des Etats-Unis. Mais avant il est encore utile de rappeler quelques faits et chiffres majeurs de l’aide publique au développement américaine qui se caractérisait par des objectifs et des méthodes bien différents de l’approche de l’Agence Française de Développement ou de l’Union Européenne.
L’USAID n’est pas toute l’APD
Le démantèlement de l’USAID avait pour but de frapper au cœur le système de décaissement de l’APD américaine. L’agence spécialisée de l’aide extérieure n’est pas à l’origine de la totalité des décisions, des orientations, des crédits et des politiques mis en œuvre. Ainsi 2023, le State Department a lui seul décaissé 21.3 milliards USD, soit 30% du total de l’APD. Des montants plus réduits ont été versés par les départements du Trésor et de la Santé, Millennium Challenge Corporation, et 16 autres agences fédérales. L’AGOA est un instrument commercial, financier, politique et de développement également. Le Kenya et l’Ouganda sont suspendus au renouvellement des accords.
Sur près de 72 milliards USD d’APD déboursés en 2023, 8.2 milliards se rapportaient à l’appui militaire. Ce n’est là qu’une part mineure du soutien en armes des Etats-Unis à l’étranger car en comparaison le « Foreign Military Sales program » a accordé un volume de 117 milliards USD aux pays éligibles. Les pays qui achètent des équipements militaires en dehors du « Foreign Military Sales program » ont versés 200 milliards USD aux fournisseurs privés américains.
L’effet Kiev
De 2001 à 2022 l’aide américaine est passé de 25 milliards USD à près de 80 milliards USD. Le pic 2022 provient en grande partie des efforts considérables d’APD des Etats-Unis en faveur de l’Ukraine.
Mais en part totale du budget fédéral, l’APD ne représente qu’un peu plus de 1% des dépenses totales depuis 2020.
La clôture généralisée des programmes de l’APD permet en même temps de dissimuler dans la globalité la fin du soutien américain à Kiev sous les aspects militaires et civils.
Les deux graphiques ci-dessous illustrent l’effet ukrainien dans le récent gonflement en volume de l’APD des Etats-Unis.
En 2023, la priorité semble accordée au développement par la croissance qui reçoit près de 16 milliards USD au titre de la «Macroeconomic foundation for growth ». De ce montant qui représente plus de 22% des décaissements effectués, 14.4 milliards USD ont été utilisés pour un soutien financier direct à l’Ukraine.
Dégel ou débâcle ?
La presse et l’opinion publique se sont concentrés sur l’attaque directe au symbole de l’APD que représentait l’USAID créée en 1961 par JFK et dont l’autonomie avait été confortée par le vote du congrès plus tard. A ses débuts l’USAID met le développement au cœur de la politique anticommuniste étasunienne dans les pays du Sud. Elle fut d’emblée conçue comme un outil d’exportation du modèle américain, contrepoids nécessaire à l’influence soviétique durant la Guerre froide. Au tournant du siècle, sous Bill Clinton, elle devient un vecteur essentiel du soft power américain sous le leadership du Pentagone, au point que les contractants et ONG financés sont invités à promouvoir l’image du gouvernement américain.
Bien implantée partout dans le monde, elle a vite été instrumentalisée par la CIA pour déstabiliser les régimes socialistes d’Amérique latine par exemple. Dans ce contexte, il est clair que l’USAID choisit ses missions en fonction des intérêts géostratégiques américains plutôt qu’en fonction des urgences humanitaires. En 2013, la Bolivie l’expulse en critiquant son agenda politique sous couvert d’action sociale. Wikileaks l’accuse d’avoir déstabilisé le régime d’Hugo Chavez ou d’avoir fomenté les révolutions colorées. Il n’en reste pas moins qu’en 2024, elle ne représente pas moins de 42% de l’aide humanitaire mondiale.
Le personnel américain du siège de l’USAID (Washington DC) a essayé de solliciter l’arrêt du licenciement de tous les employés de l’agence. Le juge de district Carl Nichols a rejeté la demande des employés et a autorisé l’administration Trump à poursuivre la destruction du dispositif de l’APD américaine.
Suite à une requête d’acteurs contestant le déni de la compétence du Congrès des Etats-Unis sur les crédits de l’APD, le 13 février, le juge fédéral Amir Ali, du district des États-Unis, a ordonné qu’une grande partie de l’argent déjà budgétisé continue à être versée à titre temporaire pendant qu’il examinait l’affaire. Quelques jours plus tard, les plaignants ont fait valoir que l’administration ne respectait pas cette ordonnance et continuait à bloquer les dépenses. De ce fait, il a été fait appel à la Cour suprême pour que s’exécute la décision du juge fédéral.
Au centre de l’affaire remontée, du juge fédéral jusqu’à la Cour suprême, se trouve donc de nouveau la question des fonds de l’APD, relevant pour une part du département d’État et d’autres instances et pour une autre part de l’Agence américaine pour le développement international (USAID). M. Trump a annoncé geler ces fonds afin de réduire les dépenses budgétaires et d’aligner l’aide extérieure sur son programme présidentiel annoncé. Plusieurs organisations à but non lucratif qui dépendent du financement pour la santé et d’autres programmes ont donc intenté un procès devant le juge fédéral, affirmant que les mesures de l’administration empiétaient sur les compétences et le pouvoir du Congrès ainsi que sur l’autonomie de l’USAID. Parmi les groupes qui contestent le gel, on trouve l’AIDS Vaccine Advocacy Coalition, une organisation basée à New York qui s’efforce d’accélérer la prévention du VIH, et le Global Health Council, basé à Washington, qui représente d’autres organisations et institutions qui administrent les programmes de santé surtout destinés à prévenir et traiter le VIH.
Le cas VIH
Les Etats-Unis ont pris la conduite de l’assistance mondiale à la lutte contre le VIH et y ont accordé 10.6 milliards USD de l’APD en 2023. Au début du siècle (2003), l’initiative américaine, rattachée au président, « President’s Emergency Plan for Aid Relief (PEPFAR) » est lancée. Elle est centrée sur l’assistance à la prévention et au traitement du VIH. Depuis cette date, la seule République Sud-Africaine (RSA) a reçu 8 milliards USD grâce au PEPFAR et 440 millions l’année dernière. La mobilisation de tant d’argent pour le VIH n’a été possible que par l’architecture efficace des organes publics dédiés, en l’occurrence l’USAID et le Center for Disease Control and Prevention (CDC), des organisations non lucrative américaines et des associations sur le terrain sud-africain collaborant avec les personnels de l’USAID.
Comme pour l’Ukraine, le blocage des crédits de l’APD, puis leur décapitation pour le VIH, visent à une sanction politique de la RSA accusée par l’administration Trump de s’attaquer à Israel et d’avoir une position de neutralité sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine.
C’est aussi parce qu’il y a des particularités aux décaissements d’APD pour le VIH que ce sont des organisations liées à la lutte contre cette pandémie qui sont actives. Ainsi Aide Vaccine Advocacy Coalition (AVAC) et Global Health Council (GHC), déjà mentionnées comme ayant introduit une requête contre l’État fédéral, ont dénoncé l’arrêt brutal des transferts du programme PEPFAR mais aussi l’interruption consécutive de la chaîne d’efficacité et de solidarité qui œuvrait pour les plus vulnérables et les plus marginalisés, comme les LGBT.
Elon Musk, en bloquant tous les paiements de l’USAID, a aussi induit le blocage des fonds PEPFAR qui passaient par l’USAID comme caissier. Devant l’impact catastrophiques de cette décision pour le traitement du VIH, Marco Rubio, le secrétaire d’État américain a permis, avec beaucoup de restrictions, des exemptions pour les actions qui sauvent des vies. Ces lettres d’exemptions ne peuvent pourtant être mises en œuvre sur le terrain, l’USAID ayant été court-circuitée.
Les contraintes bureaucratiques et les sanctions à la hache du DOGE aggravent les options politiques initiales de l’exécutif. Les programmes spécifiques comme le PEPFAR permettaient toutefois aux États-Unis, quelles que soient les vicissitudes diplomatiques, de maintenir, en liaison avec l’architecture de santé transnationale, un rôle clé comme financeur et prescripteur du VIH. En RSA en particulier.
Cependant, y compris pour la santé et le VIH, rien ne sera plus comme avant. Ainsi Mitchell Warren d’AVAC précitée constatait : « Nous savons que les programmes d’aide vont changer et le PEPFAR aussi. Il faut à présent revoir les programmes passés et définir clairement les besoins avec des stratégies claires et mesurées. Cela demande un dialogue entre le gouvernement américain et le Congrès des États-Unis mais aussi avec tous les acteurs de la santé mobilisés, formés et citoyens de pays bénéficiaires. En effet, les attentes qui se portent sur le Chine sont sans doute optimistes. Il reste indispensable de penser à la réhabilitation progressive des programmes vitaux de santé et de paix. »
État des lieux après la tempête
Marc Rubio, le patron du State Department a annulé 83% des contrats en cours de l’U.S. Agency for International Development (USAID). Cela représente 5200 opérations qui selon Rubio ne servaient en rien les intérêts vitaux des Etats-Unis. La révision de la politique et des instruments de l’APD sous le contrôle d’Elon Musk aura donc des effets rétroactifs.
Ainsi, dans le cadre de la prévention de la malnutrition, le projet Keneya Nieta, financé par l’US Agency for International Development, travaillait à promouvoir la consommation des produits locaux à haute valeur nutritive comme l’amarante et les feuilles de moringa. Les femmes du village de N’Domona, région de Ségou, avaient décidé de planter des pieds de moringa dans leur jardin communautaire en liaison avec le comité villageois de santé. Cette action améliorait les revenus des femmes, la nutrition des enfants et l’accès aux soins grâce aux avances monétaires de l’USAID et la coordination du programme. Au Mali, l’USAID avait su, depuis 2016, articuler un dispositif à la base, associant la compétence académique de l’University Research Council pour aider les communautés de base et l’ONG EngenderHealth qui s’est consacrée à l’offre de services de santé de base dans le régions de Mopti, Sikasso, et Ségou. Le volet de planning familial intégré aux actions maliennes de santé est une cible pour la nouvelle administration américaine comme la mention des inégalités de genre.
Hors USAID, les pays africains vont connaitre l’arrêt des initiatives américaines spécifiques dans le domaine de la santé. Ce sera le cas de l’Initiative du président des États-Unis contre le paludisme (PMI) qui soutient 24 pays partenaires en Afrique subsaharienne et trois programmes dans la sous-région du Grand Mékong en Asie du Sud-Est avec pour objectif de contrôler et bouter le paludisme. Piloté par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et mis en œuvre en collaboration avec les Centres de Contrôle et Prévention des Maladies (CDC) des États-Unis, l’initiative PMI fournissait des interventions efficaces et à même de sauver des vies contre le paludisme, telles que les moustiquaires imprégnées d’insecticide, la pulvérisation intra domiciliaire et les médicaments essentiels. Elle avait pour mission d’aider les agents et les systèmes de santé afin d’accélérer la lutte mondiale contre cette maladie infectieuse mortelle. Grâce à la générosité du peuple américain, chaque année, l’initiative PMI profitait à plus de 700 millions de personnes à risque dans le monde.
Sociologiquement, le gel des financements de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), ordonné par le président Donald Trump le 20 janvier 2025, suscite un rejet massif de l’aide étrangère sur les réseaux sociaux au Sahel, selon un rapport de l’organisation Insecurity Insight publié en mars 2025.
Dans une analyse des discussions en ligne au Burkina Faso, au Mali et au Niger, l’étude révèle une montée en flèche des critiques envers les ONG et les bailleurs internationaux, alimentées par les discours nationalistes et pro-russes. « L’aide au développement n’a développé aucun pays, elle sert seulement aux donateurs pour exercer leur pression », peut-on lire dans l’un des commentaires analysés au Mali.
L’arrêt des actions en cours sabote des années de montages et de financements astucieusement mis en place. Elle accentue le rejet de l’APD et des ONG par les populations africaines. Un autre cours de l’APD et de ses canaux se dessine, loin des besoins primaires des sociétés du Sud.
A la recherche de concepts
L’intérêt américain pour la croissance et les marchés extérieurs du Sud ne va pas disparaitre. A la manœuvre le Secrétaire d’État à l’Energie, Chris Wright. Au «Powering Africa Summit» à Washington, D.C. il a affirmé se dégager d’une politique coloniale et paternaliste. Il pense que l’accès à l’énergie va transformer les économies africaines et améliorer la vie des femmes. Il a encouragé les pays africains à définir leur stratégie sans rejeter aucune source d’énergie.
Les Etats-Unis ne sont pas hostiles à la génération d’électricité à partir du charbon qui serait, selon Wright, la plus importante source d’énergie pour les dizaines d’années à venir. Le changement climatique a été, toujours selon lui, une pesanteur. Mais il ne faut pas négliger les critiques à l’égard de la priorité de la préservation de la planète qui vient aussi d’anciens chantres du développement ancienne manière comme William Easterly, Dambisa Moyo, et d’autres.
C’est l’économie qui conduit le changement social et l’énergie qui améliore la vie des femmes et des pauvres, martèle Wright qui a travaillé au programme «Bettering Human Lives Foundation» de la «Liberty Energy» qui est centrée sur les modes de cuisson alimentaire qui réduisent la pollution et le travail ménager des femmes. Mais il demande aussi à la Banque mondiale de financer de financer désormais l’achat de centrales nucléaires américaines par les pays pauvres d’Afrique.
Un autre tournant de l’aide est indiqué par Ian Vásquez, vice-président en charge des études internationales du Think tank très conservateur, « The Cato Institute ». Il reprend des propos très communs chez les développeurs français devenus évaluateurs ex-post de projets car de toutes façons l’AFD a cessé de financer le développement. Ian Vásquez estime que l’aide publique doit être considérablement réduite même s’il juge que la façon de le faire par le DOGE n’est pas tout à fait légale 1.
Dans les platitudes communes au Cato Institute et aux évaluateurs français on peut citer :
- L’aide n’est pas corrélée avec le succès économique des pays récipiendaires ;
- La pauvreté qui a été une cible n’a pas été enrayée mais cela a permis aux gouvernement inamicaux avec le marché de perdurer ;
- Chaque unité monétaire donnée aux bénéficiaires doit avoir un effet maximal pour le maximum d’individus ;
- L’aide est un privilège régalien et l’information doit être restituée à l’exécutif.
Frances Z. Brown, vice-présidente à Carnegie Endowment for International Peace, membre auparavant du National Security Council durant trois mandats présidentiels, juge à contrario que l’aide américaine non militaire est si modeste qu’il est dommage de s’en priver. Il rappelle avec bon sens que l’aide américaine est une sauvegarde de santé publique. Elle a aidé à combattre au Rwanda la fièvre de Marburg et en Afrique de l’Ouest, Ébola. Le combat de l’immigration américaine provenant de pays comme le Venezuela ou la Colombie passe aussi par des actions de l’USAID dans ces pays selon Frances Z. Brown. Et ainsi de suite, il ne faut pas se désarmer civilement devant la guerre, la violence et la corruption 2.
Olivier Vallée, le 13/03/2025,
Responsable du Comité Scientifique,
Alliance Panafricaine pour la Citoyenneté (APC)
1 “ Je pense que l’aide doit être réduite de manière drastique. Il est grand temps que quelqu’un remette en question le concept même selon lequel l’aide serait un bon moyen de favoriser le développement et que nous devrions en fournir. Donc, dans la mesure où cet argument non seulement a été soulevé, mais est également devenu une opinion reconnue par le gouvernement américain, je pense que c’est une bonne chose. Nous pouvons débattre des détails. La manière dont ils l’ont abordé a-t-elle été entièrement légale ? Probablement pas, mais nous verrons ce que la justice en dira. ”
2 “ Les États-Unis ne devraient pas réduire le montant déjà modeste qu’ils consacrent à l’aide étrangère non militaire, car celle-ci sert directement leurs intérêts. L’aide étrangère empêche certaines maladies d’atteindre leurs frontières : pensez aux récents programmes qui ont aidé le Rwanda à lutter contre la fièvre hémorragique causée par le virus de Marburg, ainsi qu’à d’autres initiatives qui ont permis de contenir avec succès Ebola en Afrique de l’Ouest.
Au-delà du domaine de la santé, d’autres programmes ont facilité la réinstallation à long terme de Colombiens au Venezuela, contribuant ainsi à limiter l’immigration vers les États-Unis. D’autres encore ont permis de lutter contre la corruption dans les chaînes d’approvisionnement en minerais, de soutenir les journalistes enquêtant sur la responsabilité des gouvernements dans leurs propres pays ou encore de combattre les conditions menant à l’extrémisme violent, renforçant ainsi les objectifs américains en matière de lutte contre le terrorisme. ”