Al Quaïda au Sahel: la tentation dangereuse de l’Occident

Le paravent diplomatique

L’actualité du Sahel ce n’est plus la lutte contre Al Quaïda dans l’AES. C’est plutôt l’ignorance de la revendication Amazigh séculaire de reconnaissance. Et le déplacement des enjeux sécuritaires vers le sud de l’Afrique de l’Ouest. A la mi-mars, il y a quelques jours, la fondation Konrad Adenauer a fait le buzz avec son rapport « Une ligne de front avec le djihadisme tracée dans le sable du Sahel : les populations du nord Bénin et Togo en quête de solution ». Son auteur, Mathias Khalfaoui, est un consultant français en charge de la sécurité humaine en Afrique de l’Ouest, avec un vif intérêt pour les États côtiers. Il prend le relais des chercheurs franco-sahéliens qui nourrissaient les notes politiques de l’OIF sur les États du Sahel. Devant leur parti pris manifeste contre les régimes militaires des pays du Sahel, il est de plus en plus fait recours au paravent diplomatique de l’envoyé spécial de l’UE pour le Sahel et à la Konrad-Adenauer-Foundation. Cela permet, dans les couloirs de Bruxelles, de susurrer que finalement le Mali est un partenaire acceptable et que le Premier ministre Ali Lamine Zeine au Niger est un interlocuteur possible.

Coalition globale contre DAESH

Pour la fondation Adenauer, Ulf Laessing, a écrit le rapport  « The West Fast Losing Influence in the Sahel » 1. En réalité ce n’est pas l’Occident global qui disparait de l’Afrique mais surtout la France et l’UE, impuissantes militairement et surtout incapables d’une analyse cohérente, honnête et historique de la zone et de ses problèmes structurels. Les consultants franco-sahéliens de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) prétendaient, encore, il y a peu : « C’est avec le Secrétariat exécutif du G5 Sahel que l’Union européenne prévoit « un rôle de premier ordre» en matière de coordination et de pilotage. Traduisant un « régionalisme sécuritaire » qui englobe « la paix et la sécurité régionales ». Ce hold-up de Paris sur l’argent de l’UE n’a jamais pu se réaliser. Et les partenaires de Paris enregistrent à présent la fin de la partie pour le G 5. David Doukhan enterre le G 5 dans son rapport « The G5 Sahel: The end of the road » du 13 Février 2024, destiné à l’International Institute for Counter-Terrorism.

C’est le point de départ d’une véritable refonte de la stratégie de l’Occident. Les vrais patrons du nouveau scénario qui se met en place au Sahel sont les Etats-Unis, le Royaume Uni et l’OTAN.  Ce sont les trois puissants animateurs de la «Global Coalition against Daesh» rassemblant 88 États de par le monde. La nouvelle donne prend acte de la rivalité accrue 2 entre d’une part Al Quaïda, et d’autre part l’Islamic State in the Sahel (ISIS) lié à l’Islamic State in the Greater Sahara (ISGS). L’ennemi principal devient l’ISIS. Et les penseurs de ce réaménagement, Philip Loft et Louisa Brooke-Holland, sont à Londres et viennent de fournir une note de doctrine à la Chambre des Communes à travers le document «Countering Islamic State/Daesh in Africa, Syria and Iraq» du 18 mars 2025.

Le représentant du désarroi européen

Joao Gomes Cravinho, le représentant spécial de l’UE pour le Sahel, est tellement désarmé, devant l’impuissance française et européenne, qu’il se raccroche à la Turquie : « I think that Türkiye is a country with whom we are interested in working in the European Union and with the countries of the Sahel in order to generate a wide international coalition that can support that region, stability of that region is important for all of us.» L’ambassadeur de Turquie à Bamako est le seul diplomate à accepter de discuter avec Joao Gomes Cravinho lors de sa visite malienne car Ankara est aussi le partenaire du Royaume-Uni pour le dépeçage de la Syrie. La répétition de ce pacte au Sahel se dessine.

La nomination de João Cravinho reflétait, parait-il, la volonté de l’UE de renouveler son engagement envers le Sahel. Il n’en a rien été et il est en train de valider au Sahel le schéma de la normalisation d’Al Quaïda en Syrie et la focalisation de la lutte contre l’ISIS en Afrique, en Irak et en Afghanistan. Pourtant João Gomes Cravinho et Mohammad-Saïd Darviche étaient, jadis, lucides sur la faiblesse de Lisbonne dans l’aire sahélienne : « Le Portugal a conservé des liens culturels et politiques étroits avec ses anciennes colonies africaines mais n’exerce aucune véritable influence diplomatique. Dans les autres pays importants du continent, le Portugal n’a pratiquement aucune existence » 3.

Revenir au tandem Alger-Rabat

Peut-être que le Maroc et l’Algérie seraient des partenaires plus efficaces que l’UE dans l’élaboration d’un mécanisme de négociations de la paix durable au Sahel. Dans cette équation il faut repenser l’espace et prendre conscience que la souveraineté n’est plus véritablement une notion purement géographique. L’Union européenne est incapable pour elle-même de cette remise en cause. Perturbée en Ukraine, elle se trouve aspirée à la fois dans l’orbite d’Ankara et inféodée au coup d’État du MI 6 britannique au Moyen-Orient 4. Pour construire une paix durable au Sahara et au Sahel, de petites-moyennes puissances régionales comme le Maroc ont un rôle décisif à jouer. En effet,   la débâcle de la France et de l’UE en Afrique a suscité un nouveau multilatéralisme et grâce à la diversification des leviers de la politique étrangère, les États comme le Maroc ne sont plus seulement des pivots utilisés par des grandes puissances : ils sont reconnus comme des acteurs souverains, autonomes, et influents 5. Comme le constate Peter Katzenstein, ces puissances parviennent à défendre leur rôle au sein du système international «non pas parce qu’elles ont trouvé une solution au problème du changement mais parce qu’elles ont trouvé un moyen de vivre avec le changement » 6. « Tout l’enjeu consiste alors dans la capacité du Royaume, non pas à concurrencer la France ou à tenter de dominer les institutions multilatérales francophones, mais à convertir l’ombre française en lumière projetée dans l’espace africain » 7.

La cause amazigh, un facteur de paix

L’autre dimension capitale de l’association de l’Algérie et de la Libye à la lutte contre la terreur au Sahel réside dans la question refoulée de l’autonomie amazigh. Ces deux États, en particulier à l’époque de Kadhafi, ont participé à donner aux Touaregs des moyens politiques, financiers et militaires de s’affirmer sans céder à une dérive islamiste. C’est ce que rappelle Ilyas El Omari, Marocain et connaisseur des guerres civiles et des nations sans État comme les Amazighs.

Le drapeau du Front de Libération de l’Azawad

Pour lui, la création «d’une entité politico-militaire portant les aspirations du peuple de l’Azawad à l’autodétermination » , le Front de Libération de l’Azawad, n’est pas nécessairement défavorable à des pourparlers avec certains dirigeants d’Al-Qaïda. À condition que les compromis recherchés à cette occasion soient assujettis aux objectifs du Front et que toute violence soit bannie

Un détachement des forces de l’AES

Ilyas El Omari soulignait comment si l’Union européenne était capable d’entendre les positions du FLA, elle percevrait son choix délibéré contre la terreur.  Ainsi se dessine une option pour échapper au califat d’Al Quaïda. « Ces dernières années, des tentatives de reconfiguration du panorama sécuritaire et politique dans la région sahélienne d’Afrique se sont manifestées. Certaines puissances mondiales semblent chercher à reproduire les configurations observées en Afghanistan et en Syrie. Dans ce climat, le Front de Libération de l’Azawad, mouvement favorable à l’autodétermination du peuple de l’Azawad, répudie catégoriquement le terrorisme, l’extrémisme, et toute entité prônant la violence. »

Bilal Ag Acherif (au centre, veste beige)
Création du Front de Libération de l’Azawad

Le dialogue entre l’UE et l’AES est mort

Emmanuela Del Re, quand elle était représentante spéciale de l’UE pour le Sahel, s’était montrée en faveur d’une reprise des relations avec le Niger, au grand déplaisir du Quai d’Orsay et de l’Élysée qui ont entravé sa quête de négociation. «Je crois que le dialogue est la seule stratégie capable de protéger les intérêts de l’UE et de la préparer aux changements futurs. Cependant, cette conviction, partagée par les Nations Unies et d’autres acteurs importants tels que la Banque mondiale, n’est pas particulièrement appréciée par certains pays. Mais je crois fermement au dialogue, et que celui-ci protège aussi les intérêts de certains États membres comme la France, qui traverse actuellement une période très difficile au Sahel. Je crois, même à contre-courant, que c’est la seule stratégie », avait réitéré la représentante spéciale Del Re. Aujourd’hui João Cravinho veut reprendre cette posture de relations privilégiées avec les gouvernements sahéliens alors qu’elle n’a plus aucun sens car les trois États de l’AES ont une position commune de négation de l’Azawad, sans préparer en interne l’émergence d’une réconciliation avec les Touaregs comme avec les Peuls.

Le FLA force de paix et contrepoids militaire

Il semblerait plus judicieux de trouver une arène, hors Union européenne, où rassembler les Amazighs du Sahara et du Sahel avec les partis politiques et la société civile de l’AES. Ce serait une bonne manière de réunir les puissances de la région (Algérie, Maroc), d’amorcer une forme civile de cohabitation avec les régimes militaires et d’engager la transition dans la paix vers l’autonomie des Amazighs. Wassim Nasr est mal inspiré quand il estime que le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), filiale sahélienne d’al-Qaïda, est à même de détruire Wagner et donc de faire disparaitre le régime malien 8. La seule force capable de battre militairement Wagner, c’est-à-dire sans action terroriste, reste le Front de Libération de l’Azawad.

Olivier Vallée, le 22/03/2025,
Responsable du Comité Scientifique,
Alliance Panafricaine pour la Citoyenneté (APC)

 

1 Ulf Laessing, Head of the Sahel Programme Konrad-Adenauer-Foundation in Bamako, «The Sahel Crisis», The West Fast Losing Influence in the Sahel”, The Sahel Crisis Keys, IEMed. Mediterranean Yearbook 2024
2  A year has passed since the relationship between the Al-Qaeda-affiliated Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin (JNIM) and Islamic State in the Greater Sahara (ISGS) deteriorated into a full-fledged turf war in the Sahel, joining the league of conflict between Al-Qaeda (AQ) and Islamic State (IS). The conflict between JNIM and ISGS is among the deadliest in the […]
3  « Les relations post-coloniales portugaises », Pôle Sud, nº 22,2005, p. 89-100. Chapitre 8
4  Voir : «Countering Islamic State/Daesh in Africa, Syria and Iraq» du 18 mars 2025.
5  Yousra Abourabi, « Les conséquences de la politique africaine du Maroc : entre gains relatifs et transformations géopolitiques », In: La politique africaine du Maroc
6  Peter J. Katzenstein, « Small States and Small States Revisited », New Political Economy, mars 2003, vol. 8, nº 1, pp. 9-30.
7  Yousra Abourabi, « Les conséquences de la politique africaine du Maroc, op. cit.
8 https://legrandcontinent.eu/fr/2024/09/20/le-tournant-de-bamako-6-points-sur-la-nouvelle-strategie-dal-qaida-contre-wagner-au-sahel/